CHAPITRE II

Tandis qu’à Mino Otori Shigeru sauvait la vie au garçon qui devait devenir Otori Takeo, la même année, bien loin de là dans le Sud, un château fut le théâtre d’événements singuliers. Ce château avait été donné par Iida Sadamu à Noguchi Masayoshi, pour le récompenser de la part qu’il avait prise à la bataille de Yaegahara. Après avoir vaincu ses ennemis héréditaires, les Otori, et les avoir contraints à une capitulation dont il tirait tous les bénéfices, Iida porta son attention sur les Seishuu, troisième grand clan des Trois Pays. Les Seishuu préférèrent à la guerre une paix scellée par des alliances, qui furent garanties par des otages fournis aussi bien par de grandes familles, comme les Maruyama, que par d’autres d’une importance moindre, comme leurs proches parents, les Shirakawa.

Quand Kaede, la fille aînée de sire Shirakawa, s’était rendue comme otage au château des Noguchi, elle venait tout juste d’échanger sa ceinture d’enfant pour celle de grande fille. Après avoir passé dans cette prison la moitié de sa vie, elle avait eu tout le temps de penser à mille raisons de haïr cette vie. La nuit, lorsqu’elle était trop fatiguée pour dormir et n’osait même pas se retourner dans son lit de peur de se faire gifler par une des autres filles, elle faisait dans sa tête la liste des objets de sa haine. Elle avait appris de bonne heure à garder ses pensées pour elle. Au moins, personne ne pouvait s’introduire dans son esprit pour la tourmenter, même si elle savait que plus d’une de ses compagnes en aurait rêvé. C’était sans doute pourquoi elles s’en prenaient si souvent à son corps ou à son visage.

Elle s’accrochait avec une obstination enfantine à ses vagues souvenirs de la demeure paternelle, qu’elle avait quittée à l’âge de sept ans. Elle n’avait pas revu sa mère ni ses sœurs depuis le jour où son père l’avait accompagnée au château.

Il était revenu trois fois depuis, le temps de constater qu’elle était logée avec les serviteurs et non avec les enfants Noguchi, comme il aurait été convenable pour la fille d’une famille de guerriers. Rien ne manquait à son humiliation : il n’était même pas en mesure de protester malgré le saisissement et la fureur que sa fille, dont le don d’observation était déjà exacerbé malgré son jeune âge, lut dans ses yeux. Les deux premières fois, ils avaient été autorisés à parler un bref instant en tête à tête. Elle se souvenait surtout la façon dont il l’avait tenue par les épaules en lui disant d’un ton pénétré : « Si seulement vous aviez été un garçon ! » La troisième fois, il n’avait eu que le droit de la regarder. Après quoi il n’était plus jamais revenu, et elle était restée sans aucune nouvelle de sa famille.

Elle comprenait parfaitement ses raisons. À force d’ouvrir ses yeux et ses oreilles et d’entraîner dans des conversations d’apparence anodine les rares personnes bien disposées à son égard, elle était parvenue dès l’âge de douze ans à se faire une idée sur sa situation : elle n’était qu’un otage, un pion sur l’échiquier des luttes opposant les clans. Aux yeux des seigneurs qui en fait possédaient sa personne, sa vie n’avait aucune valeur en dehors de l’atout qu’elle pouvait éventuellement représenter lors de négociations. Son père était le seigneur de Shirakawa, un domaine dont l’importance stratégique n’était pas négligeable. Sa mère était une proche parente des Maruyama. N’ayant pas de fils, son père adopterait pour héritier l’homme qui épouserait Kaede. Elle était pour les Noguchi le gage de sa loyauté, de son alliance et de son héritage.

Elle en était venue à ne plus guère accorder d’importance à l’essentiel – à la peur, au mal du pays, à la solitude –, pour mettre en tête de la liste de ses griefs la façon dont les Noguchi la dédaignaient même comme otage, de même qu’elle haïssait les sarcasmes dont les filles la couvraient parce qu’elle était gauchère et maladroite, et la puanteur régnant dans la salle des gardes, et les marches raides qu’il était si dur de gravir quand on était chargé… Elle était tout le temps chargée. Elle portait des cuvettes d’eau froide, des bouilloires brûlantes, des plats pour les hommes qui ne cessaient de bâfrer, des objets qu’ils avaient oubliés et étaient trop paresseux pour aller chercher eux-mêmes. Elle haïssait le château lui-même, avec ses fondations de pierres massives, son étage aux salles sombres et oppressantes où les poutres tordues du toit semblaient refléter ses propres sentiments et aspirer désespérément à se libérer de la contrainte qu’on leur imposait pour s’enfuir et retrouver l’abri de leur forêt natale.

Et les hommes. Comme elle les haïssait. Les années passant, ils la harcelaient de plus en plus. Les servantes de son âge se disputaient leurs attentions. Elles les flattaient et les dorlotaient en prenant des voix de petites filles. Elles faisaient semblant d’être fragiles, ou même un peu simplettes, afin de s’attirer la protection d’un soldat. Kaede ne les blâmait nullement – elle en était venue à penser qu’une femme devait utiliser toutes les armes à sa disposition pour assurer sa sécurité dans cette guerre que semblait être l’existence. Mais elle-même ne s’abaissait pas à ces manèges. Elle n’en avait pas le droit. Sa seule valeur, son seul moyen de s’enfuir du château, résidait dans un éventuel mariage avec un homme de sa classe. Si elle laissait échapper cette chance, elle pouvait se considérer comme morte.

Elle savait qu’elle n’avait pas à endurer de telles épreuves. Elle aurait dû aller se plaindre. Certes, il était impensable d’approcher sire Noguchi, mais peut-être aurait-elle pu parler à l’épouse du seigneur. À y bien penser, cependant, il était hautement improbable qu’on la laisse avoir accès même à la dame de céans. La vérité était qu’elle n’avait personne vers qui se tourner. Il fallait qu’elle se protège toute seule – mais les hommes étaient forts. Comme ses compagnes le faisaient observer avec malignité, elle était grande pour une fille, et les corvées lui avaient donné une certaine vigueur. Mais, une fois ou deux, un homme l’avait attrapée par jeu et l’avait immobilisée d’une seule main, sans qu’elle parvienne à s’échapper. À ce souvenir, elle frissonnait de terreur.

Et chaque mois, il devenait plus difficile d’éviter leurs attentions. Vers la fin du huitième mois de sa quinzième année, un typhon sur la côte occidentale avait entraîné plusieurs jours de pluie violente. Kaede haïssait la pluie, qui laissait partout des relents d’humidité et de moisissure, et elle haïssait la façon dont ses robes trop étroites se collaient sur son corps quand elles étaient mouillées, révélant les courbes de son dos et de ses cuisses et mettant à son comble l’excitation des hommes.

— Holà, Kaede, petite sœur ! brailla un garde comme elle sortait de la cuisine et courait sous la pluie en passant devant la seconde porte à tourelles. Ne cours pas si vite ! J’ai une commission pour toi ! Dis au capitaine Araï de descendre, d’accord ? Sa Seigneurie a besoin de lui pour inspecter un nouveau cheval.

La pluie tombait à torrents du haut des créneaux, des tuiles, des gouttières, des dauphins qui couronnaient chaque toit en guise de protection contre les incendies. Le château tout entier recrachait de l’eau. En quelques secondes, Kaede se retrouva trempée et ses sandales humides la faisaient glisser et trébucher sur les marches de pierre. Elle obéit pourtant sans trop d’aigreur, car Araï était le seul habitant du château qu’elle ne haïssait pas. Il lui parlait toujours avec douceur, en lui épargnant aussi bien les taquineries que les avances importunes, et elle savait que ses terres jouxtaient celles de son propre père, auquel il ressemblait par son léger accent de l’ouest.

— Dis donc, Kaede ! lança le garde en la lorgnant quand elle pénétra dans le donjon. Tu es toujours à courir en tous sens ! Arrête-toi un peu et causons.

Comme elle l’ignorait et commençait à monter l’escalier, il lui cria :

— On raconte que tu as tout d’un garçon ! Viens ici et montre-moi que ce n’est pas vrai !

— Imbécile ! marmonna-t-elle en entamant la seconde volée de marches, les jambes flageolantes.

Les gardes du sommet étaient plongés dans une sorte de jeu de hasard avec un couteau. Araï bondit sur ses pieds dès qu’il la vit et la salua par son nom de famille :

— Dame Shirakawa.

C’était un homme au physique imposant, remarquable par la noblesse de son maintien et l’intelligence de son regard. Elle lui fit sa commission. Il la remercia, parut sur le point de lui dire quelque chose mais se ravisa et se contenta de descendre en hâte l’escalier.

Elle s’attarda en regardant par les fenêtres le paysage balayé par le vent brutal et humide qui descendait des montagnes. La vue était presque entièrement cachée par les nuages, mais Kaede apercevait à ses pieds la résidence des Noguchi et elle songea avec amertume qu’elle aurait dû en toute justice s’y trouver en cet instant même, au lieu de courir sous la pluie à faire les quatre volontés de chacun.

— Si tu as envie de flâner, dame Shirakawa, viens donc t’asseoir avec nous, dit l’un des gardes qui s’était levé et commença à lui caresser les fesses.

— Je vous interdis de me toucher ! cria-t-elle d’un ton courroucé.

Les hommes éclatèrent de rire. Leur humeur lui faisait peur : ils étaient accablés d’ennui et de tension, énervés par la pluie, les heures interminables passées à monter la garde, le manque d’action.

— Allons bon, le capitaine a oublié son couteau, s’exclama l’un d’eux. Kaede, cours le lui donner.

Elle prit le couteau, qu’elle sentit peser dans sa main gauche.

— Elle a l’air dangereuse ! plaisantèrent les hommes. Ne te coupe pas, petite sœur !

Elle dévala les marches, mais Araï avait déjà quitté le donjon. Elle entendit sa voix dans la cour et voulut sortir pour l’appeler, mais l’homme qui lui avait parlé auparavant surgit de la salle des gardes. Elle s’arrêta net, en cachant le couteau dans son dos. Il s’approcha d’elle, plus près qu’il ne convenait, obstruant de sa masse la faible lumière grise du dehors.

— Allez, Kaede, montre-moi que tu n’es pas un garçon !

Il l’attrapa de sa main droite et l’attira contre lui en introduisant de force sa jambe entre les cuisses de la jeune fille. Elle sentit la pression de son sexe durci et leva sa main gauche, presque sans réfléchir, pour planter le couteau dans la nuque de son agresseur.

Il se mit aussitôt à crier et la lâcha en portant les mains à son cou, les yeux fixés sur elle avec un regard stupéfait. Sa blessure n’était pas profonde, mais un flot de sang s’en échappait. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait fait une chose pareille. « Je suis morte », pensa-t-elle. Aux premiers cris du garde, Araï était revenu sur ses pas. Il comprit la situation au premier coup d’œil, arracha le couteau à Kaede et trancha sans hésiter la gorge du blessé. L’homme s’effondra en râlant dans son agonie.

Araï entraîna Kaede à l’extérieur, sous la pluie battante. Il chuchota :

— Il a essayé de vous violer. Je suis revenu et je l’ai tué. C’est la seule version qui puisse nous sauver la vie.

Elle acquiesça de la tête. Il avait oublié son arme, elle avait poignardé un garde : leurs deux crimes étaient également impardonnables. Grâce à sa présence d’esprit, Araï avait supprimé l’unique témoin. Elle aurait cru être bouleversée par la mort de cet homme, dont elle était en partie responsable, mais elle s’aperçut qu’elle s’en réjouissait du fond du cœur. « Puissent-ils tous périr ainsi, se dit-elle, les Noguchi, les Tohan. » Elle aurait voulu que le clan tout entier soit exterminé.

— Dame Shirakawa, je vais parler pour vous à Sa Seigneurie, déclara Araï à la grande surprise de la jeune fille. Il ne devrait pas vous laisser ainsi sans protection.

Il ajouta, comme s’il se parlait à lui-même :

— Un homme d’honneur n’agirait pas de cette façon.

Il appela à grands cris les gardes dans l’escalier, puis se tourna vers Kaede :

— N’oubliez pas que je vous ai sauvé la vie. Et même plus que la vie !

Elle le regarda droit dans les yeux et répliqua :

— N’oubliez pas que c’était votre couteau.

Il grimaça un sourire de respect forcé.

— Nous sommes donc dans les mains l’un de l’autre.

— Et eux ? dit-elle en entendant les pas lourds se hâtant dans l’escalier. Ils savent que j’avais votre couteau quand je suis sortie.

— Ils ne me trahiront pas. Je peux me fier à eux.

— Je ne me fie à personne, murmura-t-elle.

— Il faut que vous me fassiez confiance, dit-il.

Plus tard, ce même jour, Kaede fut informée qu’elle allait s’installer dans la résidence de la famille Noguchi, Alors qu’elle nouait l’étoffe où elle avait enveloppé ses maigres effets, elle caressa du bout des doigts le motif pâli de la rivière blanche, emblème de sa famille, et celui des deux cèdres jumeaux des Seishuu. Elle éprouvait une honte amère à voir son bagage si mince. Les événements de la journée hantaient sa pensée : le poids du couteau dans sa main gauche si souvent décriée, l’étreinte de l’homme, son désir, la manière dont il avait trouvé la mort. Et les paroles d’Araï : « Un homme d’honneur n’agirait pas de cette façon. » Il n’aurait pas dû parler de son seigneur en ces termes. Jamais il n’aurait osé le faire, même devant elle, s’il ne nourrissait pas déjà en lui-même des idées de rébellion. Pourquoi l’avait-il toujours traitée avec tant de bonté, avant même que survienne cet épisode crucial ? Cherchait-il lui aussi des alliés ? Il était déjà un homme puissant et populaire. Kaede voyait maintenant qu’il pouvait nourrir des ambitions plus hautes. Il était capable d’agir dans le feu de l’instant, en saisissant au vol les opportunités.

Elle considéra avec soin chacun de ces éléments, consciente que même le plus infime d’entre eux était pour elle un possible atout dans le jeu du pouvoir.

Les autres filles l’évitèrent toute la journée. Elles parlaient ensemble en petits groupes, se taisant net dès quelle apparaissait. Deux d’entre elles avaient les yeux rouges : peut-être le défunt garde avait-il été leur favori ou leur amant. Aucune ne lui manifesta la moindre compassion pour ce qui lui était arrivé. Leur hostilité les rendirent encore plus odieuses à ses yeux. La plupart de ces filles avaient une maison dans la ville ou les villages voisins, des parents et des familles vers qui se tourner. Elles n’étaient pas retenues en otage. Quant à ce garde, il l’avait rudoyée, il avait tenté d’abuser d’elle. Seule une idiote pouvait aimer un tel homme.

Une jeune servante qu’elle n’avait encore jamais vue vint la chercher en l’appelant dame Shirakawa et en s’inclinant respectueusement devant elle. Kaede descendit les marches escarpées qui menaient du château à la résidence. Elles traversèrent le pont, sous le porche gigantesque où les gardes se détournèrent avec colère en la voyant, puis pénétrèrent dans les jardins qui entouraient la maison de sire Noguchi.

Elle avait souvent contemplé ces jardins du haut du château, mais depuis l’âge de sept ans elle n’y avait encore jamais mis les pieds. Elles arrivèrent à l’arrière d’une vaste demeure, et la servante conduisit Kaede dans une petite pièce.

— Veuillez attendre ici quelques minutes, noble dame.

Une fois seule, Kaede s’agenouilla sur le sol. Les proportions de la pièce étaient harmonieuses, malgré l’espace restreint, et les portes étaient ouvertes sur un minuscule jardinet. La pluie avait cessé et le soleil baignait le jardin ruisselant de rayons intermittents qui le transformaient en une masse de lumière chatoyante. Elle observa la lanterne de pierre, le petit pin tordu, le bassin d’eau claire. Des cigales chantaient dans les branches. Une grenouille poussa un bref coassement. Sous l’effet de cette paix et de ce silence, le cœur de la jeune fille se dilata et elle se sentit soudain au bord des larmes.

Elle s’efforça de réprimer son émotion en concentrant sa pensée sur la haine qu’elle nourrissait envers les Noguchi. Elle glissa ses mains dans ses manches et palpa ses contusions. Elle les haïssait encore plus d’habiter dans cet endroit magnifique alors qu’ils l’avaient logée avec des servantes, elle, une Shirakawa.

La porte intérieure coulissa et une voix de femme lança :

— Sire Noguchi désire vous parler, noble dame.

— Dans ce cas, il faut que vous m’aidiez à me préparer, répliqua-t-elle.

Elle ne pouvait souffrir la pensée de se présenter à lui comme elle était, mal peignée, vêtue de vieilles nippes.

La femme s’avança dans la pièce et Kaede se retourna pour la regarder. Elle était vieille, et malgré son visage lisse et sa chevelure encore noire elle arborait des mains aussi ridées et noueuses que les pattes d’un singe. Elle contempla la jeune fille avec une expression d’étonnement. Puis, sans un mot, elle défit le baluchon d’où elle sortit une robe un peu plus propre, un peigne et des épingles à cheveux.

— Où sont les autres vêtements de madame ?

— Je suis arrivée ici à l’âge de sept ans, dit Kaede avec emportement. Trouvez-vous surprenant que j’aie grandi depuis ? Ma mère m’a envoyé des effets plus convenables, mais je n’ai pas été autorisée à les conserver !

La vieille fit clapper sa langue.

— Heureusement que la beauté de madame rend toute parure superflue.

— Que voulez-vous dire ? lança Kaede, car elle n’avait aucune idée de son aspect.

— Je vais vous coiffer, maintenant. Et vous trouver des chaussures propres. Je suis Junko. Dame Noguchi m’a envoyée pour vous servir. Je lui parlerai plus tard de la question des vêtements.

Junko sortit de la pièce et revint avec deux servantes chargées d’une cuvette d’eau, de socques propres et d’une petite boîte ciselée. Junko lava le visage, les mains et les pieds de Kaede, et démêla ses longs cheveux noirs. Les servantes chuchotaient d’un air stupéfait.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qu’elles racontent ? s’exclama nerveusement Kaede.

Junko ouvrit la boîte et en sortit un miroir rond dont le dos s’ornait de fleurs et d’oiseaux gravés avec art. Elle le tendit de manière à permettre à Kaede de voir son reflet. C’était la première fois que la jeune fille avait un miroir sous les yeux. Son propre visage la réduisit au silence.

L’empressement et l’admiration des femmes lui rendirent un peu confiance, mais son assurance se dissipa de nouveau dès qu’elle suivit Junko dans l’appartement principal de la résidence. Depuis la dernière visite de son père, elle n’avait fait qu’entrevoir de loin sire Noguchi. Elle ne l’avait jamais aimé, et maintenant elle se rendait compte qu’elle redoutait cette entrevue.

Junko se laissa tomber sur ses genoux, fit coulisser la porte de la salle d’audience et se prosterna. Kaede entra dans la pièce et imita l’exemple de la servante. La natte était fraîche sous son front et sentait l’herbe d’été.

Sire Noguchi parlait à quelqu’un, et il ne prêta aucune attention à la jeune fille. Il semblait discuter à propos de ses redevances en riz, se plaignait du retard des fermiers à le payer. La prochaine moisson s’annonçait déjà et il n’avait toujours pas reçu sa part de la dernière récolte. De temps à autre, la personne à qui il s’adressait glissait d’une voix humble des commentaires conciliants sur le mauvais temps, le tremblement de terre de l’année dernière, la saison des typhons qui approchait, le dévouement des fermiers, la loyauté des serviteurs. Le seigneur se contentait de grogner en guise de réponse, restait un bon moment silencieux puis reprenait de plus belle ses récriminations.

Il finit enfin par se taire pour de bon. Le secrétaire toussa une fois ou deux. Sire Noguchi aboya un ordre et l’homme recula à genoux en direction de la porte.

Il passa tout près de Kaede, mais elle n’osa pas lever la tête.

— Et faites venir Araï, lança sire Noguchi comme s’il venait juste d’y penser.

Kaede crut que cette fois il allait s’adresser à elle, mais il ne dit rien et elle resta dans son coin, immobile.

Les minutes passaient. Elle entendit un homme entrer dans la pièce et vit Araï se prosterner à côté d’elle. Sire Noguchi ne lui prêta pas davantage d’attention qu’à la jeune fille. Il frappa dans ses mains, et plusieurs hommes entrèrent en hâte. Kaede les sentit passer près d’elle les uns après les autres. Elle les regarda à la dérobée, et constata qu’il s’agissait de dignitaires de la maison. Certains portaient sur leur robe l’emblème des Noguchi, d’autres la triple feuille de chêne des Tohan. Elle avait l’impression qu’ils l’auraient volontiers écrasée comme un cafard, et elle se jura à elle-même que jamais elle ne se laisserait piétiner par les Tohan ou les Noguchi.

Les guerriers s’assirent lourdement sur les nattes.

— Dame Shirakawa, dit enfin sire Noguchi. Asseyez-vous, je vous en prie.

Elle obtempéra, et sentit peser sur elle les regards de chaque homme dans la salle. L’atmosphère se chargea d’une tension dont la jeune fille ne comprit pas la cause.

— Ma cousine, dit le seigneur avec une note de surprise dans la voix. J’espère que vous vous portez bien.

— Fort bien, grâce à vos soins, répondit-elle avec politesse bien que chaque mot lui brûlât la langue comme un venin.

Elle avait conscience de son extrême vulnérabilité, dans cette salle où elle était la seule femme, à peine plus qu’une enfant, au milieu de ces hommes de pouvoir et de violence. Elle regarda furtivement le seigneur. Son visage lui parut irritable, dénué aussi bien de force que d’intelligence, mais irradiant cette méchanceté dont elle avait déjà fait l’expérience à ses dépens.

— Un incident déplorable s’est produit ce matin, dit sire Noguchi.

Le silence dans la pièce devint encore plus pesant.

— Araï m’a raconté ce qui s’est passé. Je désire entendre votre version.

Kaede inclina sa tête jusqu’au sol. Ses gestes étaient lents tandis que ses pensées se précipitaient. En cet instant, Araï était en son pouvoir. Et Noguchi ne l’avait pas appelé capitaine, comme il l’aurait dû. Il ne lui avait donné aucun titre, n’avait manifesté aucune courtoisie à son égard. Avait-il déjà des doutes quant à sa loyauté ? Savait-il déjà ce qui s’était passé en réalité ? Un des gardes avait-il trahi Araï ? En défendant ce dernier, n’allait-elle pas tomber dans un piège que le seigneur leur tendait à tous deux ?

Araï était le seul habitant du château à l’avoir bien traitée : elle ne le trahirait pas maintenant. Elle se redressa et dit en baissant les yeux, mais d’une voix ferme :

— Je suis montée à la salle de garde du haut pour délivrer un message à sire Araï. Je l’ai suivi alors qu’il descendait l’escalier, ayant appris qu’on avait besoin de lui aux écuries. Le garde de la porte m’a retenue sous prétexte qu’il avait à me parler. Quand je me suis avancée vers lui, il m’a empoignée.

Elle remonta ses manches, révélant les contusions bien visibles, la marque pourpre des doigts de l’homme sur sa peau immaculée.

— Je me suis mise à crier. Sire Araï m’a entendue, est revenu et m’a sauvée.

Elle s’inclina de nouveau, consciente de sa propre grâce.

— Je lui dois, ainsi qu’à mon seigneur, une reconnaissance éternelle pour m’avoir protégée.

Elle se tut, la face contre le sol.

Le seigneur poussa un grognement. Le silence s’installa de nouveau pendant des minutes interminables. Des insectes bourdonnaient dans la chaleur de l’après-midi. Les fronts des hommes assis sans bouger étaient luisants de sueur. Kaede sentait la puissante odeur animale de leurs corps, et sa propre poitrine était moite. Elle avait une conscience aiguë du danger qu’elle courait. Si l’un des gardes avait parlé du couteau oublié, de la jeune fille qui l’avait emporté et avait descendu l’escalier, l’arme à la main… Elle luttait contre ces pensées, redoutant que ces hommes qui l’observaient avec tant d’attention puissent les lire sur son visage.

Sire Noguchi finit par parler, d’un ton désinvolte, presque affable :

— Comment était le cheval, capitaine Araï ?

Araï leva la tête pour répondre. Sa voix était parfaitement calme.

— Très jeune, mais de bonne apparence. Une race excellente, et facile à dresser.

Les hommes se mirent à ricaner. Kaede eut l’impression qu’ils se moquaient d’elle, et le sang lui monta aux joues.

— Vous avez toutes sortes de talents, capitaine, dit Noguchi. Je suis désolé de m’en priver, mais je crois que votre domaine, votre épouse et votre fils auront besoin de toute votre attention pendant quelque temps, disons un an ou deux…

— Sire Noguchi.

Araï s’inclina, impassible.

« Noguchi n’est qu’un imbécile, pensa Kaede. À sa place, je garderais Araï ici pour avoir l’œil sur lui. En le renvoyant ainsi, il peut être sûr que le capitaine sera en rébellion ouverte dans moins d’un an. »

Araï sortit à reculons, sans jeter un seul coup d’œil en direction de Kaede. « Noguchi projette certainement de le faire assassiner en chemin, se dit-elle tristement. Je ne le reverrai jamais. »

Après le départ d’Araï, l’atmosphère se détendit un peu. Sire Noguchi toussa et s’éclaircit la gorge. Les guerriers prirent des positions plus confortables pour leur dos et leurs jambes. Kaede sentait qu’ils ne la quittaient pas des yeux. Les bleus sur son bras, la mort de l’agresseur n’avaient fait que les exciter. Ils étaient exactement comme lui.

La porte derrière elle coulissa et la servante qui l’avait menée à la résidence entra, chargée de bols de thé. Elle servit chacun des hommes et paraissait sur le point de ressortir quand elle fut apostrophée par sire Noguchi. Elle s’inclina, effarée, et posa un bol devant Kaede.

La jeune fille s’assit pour boire, les yeux baissés. Sa bouche était si sèche qu’elle avait peine à déglutir. Le châtiment d’Araï était l’exil. Quel serait le sien ?

— Voilà bien des années que vous êtes parmi nous, dame Shirakawa. Vous avez fait partie de la maisonnée.

— Ça été un honneur pour moi, seigneur, répliqua-t-elle.

— Mais je crois que nous ne pourrons pas avoir plus longtemps ce plaisir. J’ai perdu deux hommes à cause de vous. Je ne suis pas sûr de pouvoir me permettre de vous garder avec moi !

Il gloussa, et les autres hommes se mirent à rire en écho.

« Il va me renvoyer à la maison ! » Un espoir fallacieux fit tressaillir son cœur.

— Vous êtes manifestement en âge de vous marier. Je pense que le plus tôt sera le mieux. Nous allons arranger une union convenable pour votre rang. J’écris à vos parents pour leur apprendre quel mari je vous destine. Vous vivrez avec mon épouse jusqu’au jour de vos noces.

Elle s’inclina de nouveau, mais eut le temps de surprendre un coup d’œil entendu entre Noguchi et l’un des hommes âgés assis dans la salle. « Ce sera lui, se dit-elle, ou un homme comme lui, vieux, dépravé, brutal. » L’idée d’épouser qui que ce fût lui faisait horreur. Même la pensée qu’elle serait mieux traitée en vivant auprès des Noguchi ne put éclaircir son humeur.

Junko la ramena à sa chambre puis la conduisit au pavillon de bains. Le soir tombait et Kaede était à bout de forces. Junko la lava et frotta son dos et ses membres avec du son de riz.

— Demain, je vous laverai les cheveux, promit-elle. Ils sont trop longs et épais pour être lavés ce soir. Ils ne sécheront jamais assez vite, et vous risqueriez de prendre froid.

— Peut-être en mourrais-je, dit Kaede. Ce serait le mieux qui puisse m’arriver.

— Ne parlez pas ainsi, la réprimanda Junko tout en l’aidant à entrer dans le baquet d’eau chaude. Une vie merveilleuse vous attend. Vous êtes si belle ! Vous aurez un mari, des enfants.

Elle approcha sa bouche de l’oreille de Kaede et chuchota :

— Le capitaine vous remercie de ne pas l’avoir trahi. Il m’a chargée de veiller sur vous.

« Que peut faire une femme dans ce monde d’hommes ? songea Kaede. Comment pouvons-nous nous protéger ? Y a-t-il quelqu’un au monde qui puisse veiller sur moi ? »

Elle se souvint de son propre visage dans le miroir, et fut envahie par le désir de le contempler de nouveau.

Clan Des Otori
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